Cher Monsieur Hildebrand,
Cher Professeur Wyplosz,
Mesdames et Messieurs,

Je suis heureuse d'être ici à Genève et de pouvoir m'exprimer au Centre International d'Etudes Monétaires et Bancaires, CIMB.

Les banques et les banques centrales ont été sérieusement mises à l'épreuve ces derniers temps. Le CIMB a publié à point nommé un «Geneva Report on the World Economy N° 9» intitulé «International Financial Stability», dans lequel il énonce en conclusion diverses propositions pratiques destinées à renforcer la stabilité du système financier. Réfléchir à ce qui peut être fait pour prévenir de nouvelles turbulences graves de ce système est assurément indispensable. Cela dit, celles qui l'ont secoué récemment ne concernent pas que lui. Et s'il est nécessaire d'étudier les implications de la crise pour le secteur lui-même et son cadre réglementaire, des conclusions de portée plus générale peuvent aussi être tirées pour l'ensemble de notre économie.

Il est essentiel de souligner une fois de plus - tout spécialement si l'on songe que l'un des établissements qui, dans cette crise, a connu la plus forte dépréciation d'actifs complexes est suisse -  à quel point le rôle joué par les banques dans notre économie est important. Par conséquent, lorsque nos banques traversent des difficultés, si éloignées en l'occurrence qu'en soient les causes premières, matériellement et géographiquement, l'économie nationale peut aussi en souffrir. Compte tenu de l'efficacité et de la puissance du secteur financier helvétique, ce constat met très clairement en évidence la nécessité de créer des conditions favorisant une croissance qui repose sur une large base, c'est-à-dire sur tous les secteurs de l'économie. Car une croissance soutenue essentiellement par quelques secteurs «porteurs» apparaît tôt ou tard vulnérable.

Jusqu'ici, heureusement, nous n'avons observé aucun effet négatif de la crise financière en termes d'approvisionnement de la Suisse en crédits. En tant que cheffe du Département fédéral de l'économie, cependant, je suis bien sûr intéressée par la bonne marche des affaires bancaires dans l'économie suisse, autrement dit par tout ce qui concerne la prévention des crises bancaires et leur impact sur l'ensemble de l'économie.

A ce propos, je trouve que la célèbre formule du publiciste Emile de Girardin «gouverner, c'est prévoir» prend tout son sens. Le secteur bancaire revêt en Suisse une importance considérable et fournit, par son travail et son mérite propre, un très gros apport au PNB. Il est un important élément de la vie économique suisse et nous en sommes fiers. Il n'empêche que les banques suisses très actives sur le plan international ont souffert au moins autant que beaucoup de leurs consœurs étrangères de la présente crise du crédit. Crise dont il convient ici de retracer brièvement l'historique. Après un boom exceptionnel du crédit et des activités de «leverage» (financement à effet de levier), le système financier a connu ses premières turbulences en été 2007. La baisse constante des primes de risque et l'abondance des liquidités laissant toujours moins de possibilités aux établissements financiers et aux particuliers de trouver des rendements acceptables, la création de titres complexes, apparus comme des instruments susceptibles de limiter les risques par le regroupement et la structuration («pooling» et «tranching») de divers actifs, s'en est trouvée stimulée.

Comme l'on sait, le marché étasunien des prêts hypothécaires à risque («subprimes») offrait les actifs sous-jacents à bon nombre de ces titres complexes. La situation du marché immobilier s'étant détériorée, les non-remboursements de prêts hypothécaires à risque se sont multipliés, entraînant une chute brutale des indices d'actifs adossés aux «subprimes». D'où une réévaluation généralisée des risques débouchant en fin de compte sur une perte de confiance entre établissements financiers, puis sur un effondrement du commerce des titres complexes. Face aux banques qui ne se faisaient plus confiance, je suis certaine que les banques centrales, avec leurs interventions coordonnées, ont joué un rôle majeur dans le maintien de la liquidité des marchés et ont permis d'éviter de très graves conséquences.

Cette perte de confiance a été par moments très préoccupante. Les grandes banques suisses, comme bon nombre de leurs consœurs de pays très avancés, ont subi de lourdes pertes. A telle enseigne que la clientèle a commencé à se demander si son argent se trouvait en sécurité même dans des banques suisses. Le fait que l'une d'elles ait dû annoncer une série de dépréciations au fur et à mesure que la crise évoluait et que les évaluations d'actifs étaient régulièrement revues à la baisse n'a pas contribué à détendre l'atmosphère. Mais il apparaît aujourd'hui qu'après des dévalorisations parfois très sérieuses, les banques helvétiques les plus touchées ont été capables de prendre d'importantes mesures de redressement et de réajuster convenablement leurs  portefeuilles d'actifs.

Bien qu'il s'en faille de beaucoup que les problèmes du secteur financier ne soient tous maîtrisés, l'heure est venue de tirer un certain nombre de conséquences - petites et grandes - à l'intention des superviseurs financiers, des banques centrales et des gouvernements.

Les appels à la re-réglementation de ce secteur viennent de plusieurs bords, sont parfois bruyants et vont dans des directions très disparates. L'essentiel est de regarder devant soi, puisque cela signifie souvent garder simplement la tête froide, tant il est vrai que le stress, la peur et la colère n'ont jamais été bons conseillers.

Du côté du secteur financier, le Financial Stability Forum a publié un important rapport en avril de cette année. Voici, parmi d'autres, les recommandations qu'il formule:

durcir les exigences en matière de capital de solvabilité pour certains produits de crédit structurés complexes;
renforcer la surveillance de la gestion des risques et les tests de stress des banques,
assurer un bon compte rendu des expositions hors bilan et
une meilleure communication concernant les risques;
définir des normes pour les véhicules hors-bilan et l'évaluation d'actifs;
apporter des modifications touchant le rôle et
l'utilisation des notations de crédit et prendre de sérieuses mesures de maîtrise du stress dans le système financier.

Nous allons devoir soigneusement déterminer lesquelles de ces recommandations exigent plus particulièrement d'être mises en œuvre en Suisse et de quelle manière.

Ce qu'il importe d'observer, pour l'heure, c'est que les conséquences à tirer pour le secteur financier soulignent la nécessité d'une coordination internationale. A cet égard, les activités du Financial Stability Forum sont donc opportunes et bienvenues. Nous avons affaire à une crise dans laquelle le haut degré de globalisation du secteur financier joue un rôle déterminant. Le choix des mesures à prendre et de leur mise en œuvre devra tenir compte de cette réalité.

Je pense néanmoins qu'à elles seules, ces propositions ne seront pas suffisantes. Il m'apparaît notamment que les modèles actuels de rémunération au rendement entraînent une focalisation des efforts du management sur le court terme. Et ce «court-termisme» nourrit une mentalité de joueur. Avant cette crise, l'alignement des intérêts des managers sur ceux des actionnaires par le jeu de la performance a déjà été remis en question par les chercheurs. Dès 2003, par exemple, dans un article paru dans le «Handbook of the Economics of Finance», Marco Becht, Patrick Bolton et Ailsa Röell relèvent, d'après l'évidence observable aux Etats-Unis, que la rémunération des managers augmente quand la performance est bonne mais ne diminue pas à proportion quand elle se détériore[1].

Cela peut être aussi un problème pour d'autres secteurs que le secteur financier. J'ai le sentiment que la coïncidence observée ces dernières années entre des salaires de managers très élevés et un certain nombre de faillites spectaculaires peut avoir amoindri la confiance du public dans le système de l'économie de marché. D'une manière générale, je pense qu'il nous faut retrouver le chemin d'une éthique professionnelle où l'on fait du bon travail pour un salaire honorable, mais pas outrancier. Cela devrait être possible, me semble-t-il. Songeons que la recherche moderne sur la notion de bonheur révèle une corrélation étonnamment modeste entre richesse et sentiment de bonheur. En réalité, les gens «s'accoutument» vite à de hauts revenus, phénomène connu sous le nom d'«adaptation hédonique»[2]. Dès lors, si les managers ne sont pas rendus beaucoup plus heureux par les paiements de bonus et s'y habituent trop vite, on serait tenté de dire que les incitations pécuniaires sont difficilement défendables et qu'elles correspondent en somme à du gaspillage.

Ce qui est certain, c'est que la confiance dans l'excellence du secteur bancaire suisse a été ébranlée. Je suis consciente - comme le sont assurément beaucoup d'autres personnes ici présentes - que cette perte de confiance est tout sauf justifiée pour une grande partie de notre secteur bancaire. Si désagréable que cela soit, cependant, c'est bien pour l'ensemble de ce secteur que la confiance doit être rétablie.

Une voie d'approche peut consister à travailler sur des systèmes de rémunération-compensation. Je suis consciente que développer un bon modèle de compensation n'est pas chose aisée. Mais il n'est pas inutile de soulever cette question. Tant le secteur des entreprises que le monde universitaire auront un rôle à jouer dans cette importante mission.

Au-delà des conclusions qui concernent principalement la banque, je pense que la crise de ce secteur peut encore nous apporter un enseignement de plus vaste portée, à savoir que l'économie suisse ne devrait pas dépendre de ses seules branches solides actuelles.

Dans cette crise, nous avons vu qu'une partie des activités bancaires a sauvé des établissements, et  peut-être beaucoup plus que cela en Suisse. En début d'exposé, j'ai relevé l'importante contribution du secteur financier au PNB helvétique. Il est parfaitement évident que la banque suisse est un atout majeur de notre économie. Mais si nous sommes tous fiers de sa haute compétitivité internationale, nous devons aussi nous demander s'il est sage de garder «tant d'œufs dans le même panier».

Qu'est-ce que cela implique pour la politique économique suisse? Je pense que jamais l'occasion n'a été aussi propice qu'aujourd'hui de renforcer d'autres secteurs jusqu'ici relativement faibles de notre économie. C'est un principe de bonne gestion que de ne pas être tributaire des seuls éléments forts et de créer les conditions qui permettent à d'autres segments de se renforcer également. Cela met en lumière toute l'importance de la politique de croissance du Conseil fédéral résumée dans cet objectif: l'économie domestique a besoin d'être encore consolidée et de s'ouvrir pour devenir plus compétitive. Nous devons permettre à l'économie domestique d'apporter un meilleur équilibre à l'économie suisse tout entière.

Afin de répondre à la stagnation économique des années 1990, le Conseil fédéral avait arrêté en 2004 un ensemble de 17 mesures destinées à stimuler la croissance. L'idée consistait à réunir en un paquet cohérent diverses mesures de croissance adéquates intéressant plusieurs départements. Ce printemps, le Conseil fédéral a décidé de poursuivre son programme de croissance pour les années 2008 à 2011. Ce qui est nouveau désormais, c'est que nous ne réfléchissons plus en termes de trains de mesures, mais visons un processus continu. Assurer les conditions d'une croissance de large assise par tous les domaines politiques est considéré aujourd'hui comme une tâche permanente.

Le programme des années à venir prévoit des mesures sur trois niveaux: politique économique extérieure, échelon fédéral, échelon cantonal. A ces trois niveaux, nous articulons notre action autour de trois axes:

Premièrement, nous voulons abaisser le niveau élevé des coûts qui caractérise l'économie suisse. Cela profitera non seulement aux consommateurs, mais aussi aux entreprises établies en Suisse, qui verront leurs prix de revient diminuer. Dans ce domaine d'action, la loi fédérale sur les entraves techniques au commerce revêt une grande importance. Sa révision actuelle a pour but de mieux coordonner nos exigences en matière de produits avec celles de l'UE. Cela devrait faciliter les importations de l'UE en Suisse et stimuler la concurrence sur l'étroit marché helvétique. Un important élément de cette révision est l'introduction autonome par la Suisse du principe «Cassis de Dijon», qui veut que tout produit qui a été légalement homologué sur le marché d'un Etat membre de l'UE est considéré comme commercialisable sur le marché helvétique. Le Conseil fédéral se réserve toutefois la possibilité d'y déroger par des exceptions afin de protéger des intérêts publics prépondérants. En octobre 2007, il a décidé de limiter le nombre de ces exceptions à 18, après avoir examiné plus de 100 autres propositions de dérogation. Dans la plupart des cas, les exigences spécifiquement suisses touchant les produits ont donc été considérées comme superflues ...après avoir imposé pendant des années leurs coûts et leurs contraintes administratives spécifiques aux consommateurs et aux entreprises de notre pays!
Un autre projet important porte sur la négociation avec l'Union européenne d'un accord de libre-échange avec l'UE dans le secteur  agroalimentaire. Il est tout à fait évident que le processus d'ouverture des marchés agricoles va se poursuivre dans un proche avenir. Les actuelles négociations de l'OMC vont clairement dans ce sens. Dans cette perspective, il importe d'offrir rapidement aux paysans suisses de nouvelles possibilités structurelles d'exporter leurs produits nouveaux et de haute qualité. Et ces possibilités ne manquent pas: grâce à la récente ouverture réciproque du marché des fromages intervenue entre la Suisse et l'UE, par exemple, nous avons vu les exportations de fromages suisses progresser de 14% en trois ans!

Ensuite, nous désirons améliorer les conditions de l'activité économique en Suisse.

Eminemment important, à cet égard, sera l'aboutissement des négociations du cycle de Doha de l'OMC. La Suisse gagne un franc sur deux à l'étranger. Notre économie dépend de l'ouverture des marchés de biens et services, tout comme de l'existence de règles exécutoires. Actuellement, ces négociations progressent. J'en escompte une amélioration de l'accès des biens et services aux marchés. J'espère aussi que nous assisterons à des baisses de tarifs dans le secteur agricole. Ce ne sera pas une étape facile pour l'agriculture suisse. Mais ne nous y trompons pas: l'OMC est d'une importance cruciale pour notre pays. Ce n'est pas une option de rester à part. Nous savons cela et le monde entier le sait.
Nous allons aussi poursuivre notre politique de développement du  réseau d'accords de libre-échange à la fois dans le cadre de l'AELE et à titre bilatéral. En comptant la Convention AELE et l'Accord de libre-échange qui nous lie depuis 1972 à notre principal partenaire commercial, l'UE, la Suisse dispose actuellement de 19 accords de libre-échange passés avec des partenaires du monde entier. Parmi eux, citons le Canada, la Corée du Sud, le Mexique ainsi qu'un certain nombre de pays d'Europe de l'Est et méditerranéens. Plusieurs autres accords de ce type sont en négociation, notamment avec le Japon, l'Inde, la Colombie et le Conseil de coopération du Golfe.
Par ailleurs, nous sommes sur le point de réformer la taxe sur la valeur ajoutée. Les procédures de la TVA seront simplifiées et rendues plus conviviales pour l'usager. Les entreprises y gagneront une plus grande sécurité juridique. Nous souhaitons aussi introduire une taxe unique et éliminer par là un certain nombre de distorsions qui pénalisent l'économie.
Dans le même temps, nous voulons poursuivre notre programme de simplification des procédures et des réglementations au profit des entreprises en général. Faciliter la vie des entrepreneurs suisses à l'aide d'une centaine de petites mesures prises à ce titre aura des effets positifs. Cela constitue aussi une tâche permanente du gouvernement.

Notre troisième objectif concerne le plus précieux des capitaux: les ressources humaines.

A ce titre, la priorité numéro un consiste à nous assurer la prorogation de l'accord sur la libre circulation des personnes avec l'Union européenne et son extension à la Roumanie et à la Bulgarie. Cet accord offre aux entreprises suisses la possibilité de recruter à l'étranger les talents dont elles ont le plus grand besoin, ce qui leur permet d'exploiter un potentiel de croissance qu'elles n'auraient pas autrement et, par là même, de créer des emplois supplémentaires. En 2006 et 2007, 150'000 emplois ont vu le jour en Suisse grâce à un environnement économique propice. Cela n'aurait pas été possible sans le régime de libre circulation des personnes avec l'UE. Voilà pourquoi nous devons tout faire pour confirmer l'accord actuel et son extension. Comme on le sait, le refus d'une prorogation se traduirait automatiquement par l'annulation des accords bilatéraux. Il ne fait pas de doute non plus que l'UE n'acceptera pas durablement une inégalité de traitement à l'égard de ses deux nouveaux Etats membres. Je n'ai pas besoin de m'étendre longuement sur ce que signifierait l'abrogation des accords bilatéraux pour la Suisse.
Dans ce même contexte, les autres mesures pertinentes à signaler sont celles qui visent à mieux coordonner le paysage suisse des hautes écoles, à  développer une politique de l'apprentissage tout au long de la vie (formation permanente) et à ajuster le système des retraites à l'évolution démographique.

Winston Churchill a eu un jour ce mot: le pessimiste voit des difficultés dans chaque opportunité et l'optimiste une chance dans toute difficulté. La crise du secteur financier constitue une difficulté de taille, surtout si l'on songe à son poids dans l'économie helvétique. Restaurer la confiance dans le système bancaire et concrétiser la politique de croissance du Conseil fédéral va sans nul doute présenter de sérieuses difficultés.

Mais voyons les opportunités que comporte cette double mission:

Les difficultés du secteur financier helvétique, traditionnellement solide, ont pour utilité de nous rappeler que d'autres secteurs de notre économie doivent aussi être renforcés. Et la tâche ardue qui consiste tout à la fois à restaurer la confiance dans le système bancaire et à traduire en actes la politique de croissance du Conseil fédéral débouche sur la perspective d'une économie suisse prospère et plus diversifiée.

Gouverner, c'est prévoir: soyons optimistes sur ces deux plans et sachons saisir les chances qui nous sont offertes.

Merci de votre soutien optimiste!

[1] Cf. Marco Becht, Patrick Bolton et Ailsa Roöell (2003), «Corporate Governance and Control» in: Handbook
of the Economics of Finance, chapitre 1.

[2] Cf. Sonja Lyubomirsky, Kennon M. Sheldon, et David Schkade: Pursuing Happiness,: «The Archi-tecture of Sustainable Change» in: Review of General Psychology, 2005, vol. 9, 111-131.

Seule la version orale fait foi !

Quelles sont les implications de la crise financière pour la politique économique suisse?