Le discours prononcé fait foi!

Nous sommes en plein embouteillage! - L'étape de développement 08/11 s'est transformée en l'une des plus grandes réformes de l'armée de l'histoire. Nous en plein milieu de ce processus. Il me semble parfois que l'image d'un entonnoir résume très bien la situation: les idées, les concepts et les missions venues d'en haut, en bas on a , pour passer à la mise en œuvre requise, la réalisation des plans, le passage de la planche à dessin à la réalité, c'est le fond de l'entonnoir. Les divers projets se bloquent mutuellement, plus de mille projets lors de mon entrée en fonction! On voit alors ce qui était conçu sans réflexion profonde. C'est vraiment l'embouteillage.

C'est pourquoi il serait erroné de verser déjà maintenant dans l'entonnoir le prochain programme de réforme. L'armée a besoin de temps pour se consolider. Grâce à des mesures bien ciblées, on doit d'abord maîtriser l'étape de développement 08/11. Cela signifie aussi la renonciation à une foule de projets de réforme inutiles et hors de question. J'ai déjà réservé les prochaines années aux travaux de remise en ordre après le flot de réformes. En bref: du travail en profondeur plutôt que de la hâte, tel doit être notre mot d'ordre.

Dans le proche passé, nous avons trop demandé de changements à l'armée; en ce qui concerne la politique de sécurité et à la réflexion à ce sujet, nous avons par contre trop peu exigé de changement.

C'est ainsi que je vois mes deux missions essentielles en qualité de chef du Département: il faut procéder à des améliorations sur le plan technique et de l'organisation afin d'obtenir une armée apte à effectuer des engagements efficaces. Chaque détail importe, ce qui implique un travail difficile, approfondi et peu spectaculaire. Il faut d'autre part procéder sur le plan stratégique à une analyse complète et fondamentale pour établir la base de notre politique de sécurité. Il s'agit de poser les fondements de notre réflexion et de nos conceptions.
Les deux sont nécessaires: un journal de combat minutieusement tenu avec chaque détail et chaque incident reporté ainsi que la carte de la situation où l'officier de renseignement note les grandes lignes et flèches. Les détails et les aspects partiels sont importants et peuvent être décisifs mais ils ne sauraient dicter leur loi et s'imposer par rapport aux réflexions de principe.
La semaine prochaine, je vais m'exprimer lors d'une conférence de presse sur les questions techniques et organisationnelles, aujourd'hui il s'agit des réflexions de principe, celles qui doivent nous indiquer la direction.

L'impulsion initiale de Langenthal
Langenthal est le bon endroit à cet égard. car Langenthal a déjà une fois imprimé à la Suisse des impulsions importantes:

L'invasion française de 1798 n'est pas une page de gloire de l'histoire suisse. Même en dépit d'une vaillante et héroïque résistance ici et là: à Granges, au Grauholz, au pont sur la Sarine, à Stansstad, la Suisse a dans l'ensemble fait piètre figure.

Lors de la fête des officiers de Langenthal, on a tiré les enseignements de la décadence de l'ancienne Confédération, sur le plan  militaire mais aussi politique. La nouvelle orientation était difficile à prendre; à l'époque de la Restauration s'affrontaient les survivances du passé et les idées utopiques; il s'agissait d'oser le renouveau en restant cependant fidèle aux solides traditions ; il s'agissait de serrer les rangs entre les partisans des différentes conceptions de l'avenir.

L’impulsion de la fête des officiers s'est poursuivie finalement en une régénération nationale: l'impulsion de Langenthal a suivi son cours à la Fête de tir d'Aarau de 1824 et a abouti, en passant par plusieurs étapes, au mouvement de libération de l'époque de la Régénération et même à l'Etat fédéral de 1848.

Serrer les rangs pour faire progresser la politique suisse de sécurité, c'est ce dont il s'agit de nouveau aujourd'hui! La base de cette cohésion pour notre politique de sécurité ne peut être que l'ouverture sur nos forces et nos faiblesses et une nouvelle vision objective des risques et des dangers. Il s'agit de parvenir à une réflexion générale approfondie et créative:

Un politique de sécurité réussie a besoin de majorités solides et sûres.  Depuis des années une discussion sur la direction à prendre compromet nos efforts de défense. Les partisans de l'armée s'affrontent en de stériles querelles. En fin de compte, c'est le travail, l'instruction et l'armée qui en pâtissent.

J'en appelle à oser prendre un nouveau départ en commun! Je sais que cela requiert aussi de savoir s'affranchir des idées reçues et de renoncer aux dogmes. Dans le domaine des idées et dans celui des mentalités. Notre armée a besoin de faire un pas en avant dans l'esprit de Langenthal.

Il faut partir des questions essentielles et réelles et d'une réflexion générale approfondie et critique. Comme autrefois.

„Le cygne noir “ est le bestseller international de cette année. L'auteur, Nassim Nicholas Taleb, nous met en garde contre les vérités reçues que nous affirmons en étant sûrs de notre fait. Une parfaite illustration en est l'effondrement soudain du marché immobilier américain et la crise actuelle, ces événements sont cependant d'une importance bien plus grande - les grands tremblements de terre et les épidémies étant d'une toute autre dimension!

Taleb en a tiré en particulier deux leçons: un faux sentiment de sécurité et le fait de suivre le courant des tendances générales sont générateurs de désastres.

Un exemple pour illustrer le sentiment de fausse sécurité, celui des poulets exposé par le philosophe Bertrand Russell ou celui des dindes dans la version américanisée de Taleb. L'animal bénéficie d'une croissance protégée: il est  nourri et soigné chaque jour par l'homme à l'abri du grand méchant loup. Sa certitude d'être en de bonnes mains et parfaitement traité ne cesse de croître de jour en jour. Il nous le confirmerait en affirmant chaque jour: "Je vis dans la paix la plus profonde et j'ai un avenir radieux." Jusqu'au jour du coup de hache fatal.

L'événement inattendu constitue notre coup de hache: l'apparition de la grippe espagnole en 1918, qui a diminué d'un seul coup l'espérance de vie dans les pays occidentaux d'environ cinq à dix ans! Ou bien l'agression nazie en Pologne dont le 70e anniversaire tombe le 1er septembre. Ou bien le 11 septembre 2001. Ou l'éclatement de la bulle immobilière. Les prétendues vérités, les certitudes solidement fondées se révèlent être des rêves, des affirmations, des acceptations téméraires et de pures constructions de l'esprit. Des illusions partagées et nourries par tout le monde.

Si notre vécu et nos expériences sont semblables, la sentiment subjectif de sécurité est encore renforcé par la réflexion collective courante: une croyance mutuellement raffermie, des espoirs nourris en commun deviennent des apparences de réalités et de certitudes. On n'écoute plus les critiques, on les exclut même. Comme dans la mythologie grecque, Cassandre qui voulait avertir les Troyens des ruses de guerre des Grecs, est chassée de la ville. 

L'argument qu'une idée est bonne parce que tout le monde agit ainsi ou adopte tel ou tel comportement ne doit donc jamais être accepté de prime abord. S'il est de mode dans le monde occidental de rechercher la sécurité dans une vaste superstructure superétatique, cela ne démontre en aucune manière la qualité de l'analyse ou de la décision pas plus que son contraire. Ce n'est tout simplement qu'une mode : Taleb compare de telles tendances dans les résolutions et les décisions au comportement grégaire des bovins.

Il est de notre devoir de citoyen, d'officier et d'homme politique de ne pas nous assoupir dans notre politique de sécurité en ayant l'impression d'une sécurité illusoire et de ne pas nous laisser impressionner par les phénomènes de mode. Il s'agit au contraire d'apprécier chaque fois correctement la situation, comme nous l'avons appris en tant qu'officier ou sous-officier, ainsi que d'établir des variantes de solution.

L'illusion trompeuse de la sécurité
L'illusion de la sécurité: la chute du Mur a marqué les esprits et suscité l'espoir d'une paix stable et d'un nouvel ordre mondial démocratique. Une tension qui durait depuis des décennies a disparu. Ce fut un soulagement pour le monde entier. Les images de l'époque m'émeuvent encore aujourd'hui. Elles montrent la libération de millions de gens de l'oppression du soi-disant socialisme réel. Mais c'est faux si la chute de Mur éclipse tout le reste comme le ferait un diamant solitaire.

La fin de la guerre froide a été et est interprétée d'une façon erronée. Ce fut assurément un dramatique déplacement des forces et la fin d'un équilibre des forces qui a duré des décennies. Mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Ni celle de l'aspiration à la domination et à l'hégémonie par la force et la religion. C'est la raison pour laquelle les constantes de l'histoire se perpétuent sans changement:

L'aspiration à la puissance se concentre parfois sur le territoire où vivent les gens. Et parfois sur ce dont ils vivent. Sur l'argent, les marchés de vente et les ressources. D'autre fois sur la façon dont ils vivent. Sur le domaine idéologique ou religieux.

Cette aspiration au pouvoir s'oriente toujours vers les possibilités de contact entre les hommes. Vers les voies de communication entre la terre et la mer. Ou bien aussi vers les liens virtuels du monde cybernétique. 

Les tristes et tragiques événements vécus également en Europe  marquent la poursuite de l'histoire, sanglante et brutale, comme elle l'a toujours été. Les guerres en Slovénie, en Croatie, au Kosovo, en Macédoine, en Transnistrie, en Arménie. Des dizaines de milliers de morts. Des centaines de milliers de gens expulsés lors de prétendues épurations ethniques. Et le retour du totalitarisme sous une façade pseudo-religieuse, avec ses attentats à la bombe à Londres et à Madrid. Nous constatons que l'euphorie pacifique après la chute du Mur ne correspondait déjà plus à la réalité dans les années 90 et ne correspond pas non plus à notre vraie situation actuelle.

Une pensée dominante dangereuse
Voici le danger d'une réflexion grégaire : la coopération internationale est par exemple devenue pour notre armée presque une fin en soi. L'organisation de l'armée a été adaptée au concept étranger des forces armées différenciées, la structure des régiments, divisions et corps a cédé la place à la brigade semblable à celle de l'OTAN; de nouveaux grades ont été créés, des concepts anglais ont fait leur apparition dans nos règlements, même les signatures ont été modifiées; l'adaptation va jusqu'à l'attelage des remorques. On a volontairement promu celui qui avait suivi son instruction selon la doctrine de l'OTAN. La participation à des engagements à l'étranger était un critère de promotion pour les officiers de carrière.

La raison de tout cela? La raison la plus importante, soyons francs, était la suivante: tout le monde fait comme cela! Une pensée dénuée d'esprit critique! On a ignoré le fait que notre situation politique, historique, sociale ou géographique était bien différente. Celui qui objectait était traité de rustre ou tout simplement ignoré. On a aussi négligé le fait que la Suisse avait une toute autre tradition de défense que par exemple les Etats-Unis ou la Grande- Bretagne.

Il va de soi qu'une méthode n'est pas a priori erronée parce que c'est celle des Britanniques ou des Américains. Nous pouvons et nous voulons toujours apprendre des autres peuples, aussi à l'avenir! Et les autres peuples sont les bienvenus s'ils veulent apprendre de nous ce qui leur paraît utile pour eux. Et il existe aussi des engagements judicieux au-delà de nos frontières. Je pense particulièrement au service accompli fidèlement depuis 1953 par nos observateurs de l'armistice en Corée. Mais une chose ne se justifie certainement pas du simple fait qu'elle est chic dans certains cercles internationaux ou parce qu'elle est considérée comme "state of the art", comme on l'entend chaque fois!

Je plaide pour un retour à une vision dénuée de préjugés et pour une objectivité fidèle à la Constitution. Nous devons être des sismographes prêts à enregistrer les signes annonciateurs des développements à venir.

On voit bien que nos modèles actuels presque exclusifs, soit les armées de l'OTAN, atteignent très rapidement et très profondément leurs limites lors des conflits asymétriques. Je pense aux efforts entrepris en Somalie puis en Irak. Je pense aux problèmes en Afghanistan. Ce sont des pays dont aurons à entendre parler longtemps encore selon toute vraisemblance et malheureusement pas seulement dans un sens positif. Je pense à la guerre aérienne presque déjà oubliée contre la Serbie.

Je pense aussi à la Géorgie, qui, en dépit de ses étroites relations avec les Etats-Unis et l'OTAN, a été forcée en quelques jours à un armistice avec la présence de troupes d'occupation sur son propre territoire; à ce petit Etat dont les troupes d'élite étaient en Irak, alors qu'il en aurait eu besoin de toute urgence chez lui. Je veux être bien compris dans ce cas: chaque Etat, également un petit Etat, est une oeuvre humaine et des fautes peuvent donc toujours être commises. Mais ici, il ne s'agit pas de cela mais des enseignements stratégiques importants à tirer d'événements qui ne sont pas si anciens!

Ce sont des événements dont nous devons  tirer la leçon même si cette leçon ne correspond peut-être pas toujours à l'esprit du temps. Elle est d'autant plus précieuse pour nous car elle nous montre que nous ne cédons pas à la pensée qui suit la tendance générale. En tant qu'officiers et hommes politiques chargés de la politique de sécurité, il nous échoit alors la part de Cassandre, si l'esprit du temps s'entiche périodiquement de ces nouvelles idées en vogue.

Mais l'analyse des faits et une réflexion générale et approfondie font finalement leurs preuves. Ne l'oublions pas: Langenthal était une  réaction contre 1798. A cette époque les efforts de défense s'étaient révélés manifestement insuffisants et l'analyse des risques faite de trop bonne foi et avec trop de naïveté. La conséquence en a été le déclin passager de la Suisse et ce n'est que grâce à un peuple inébranlable et prêt aux sacrifices pour la défense et à des circonstances historiques favorables qu'elle n'a pas disparu des livres d'histoire. La manifestation de Langenthal visait à empêcher la poursuite d'une telle négligence militaire. C'est pourquoi je suis heureux que nous rappelions encore aujourd'hui l'esprit de Langenthal.

Langenthal - Cohésion et impulsion, aujourd'hui comme hier