Développement

Vous tous savez quels faits, quelles causes, quels responsables et quels profiteurs sont à l’origine de la situation dans laquelle les entrepreneurs, mais aussi, et surtout, les politiques et les travailleurs doivent se débattre aujourd’hui et, vraisemblablement, pendant longtemps encore. Tout est parti d’une bulle immobilière nationale, qui a entraîné une crise bancaire nationale, puis une crise internationale des marchés financiers et, enfin, une crise économique mondiale. Aujourd’hui, certains indicateurs témoignent d’une légère amélioration. Cependant, la crise du marché du travail persistera encore en 2010.

Vous savez aussi pourquoi l’impensable, pour reprendre le terme de Mohamed El-Erian (gestionnaire de fonds chez Pimco), à savoir l’effondrement des économies du monde entier, n’est pas survenu. Les hommes ont su tirer les enseignements de la crise de 1929-1930. Certes, tous ont une fois de plus œuvré chacun dans son coin, comme lors de la Grande dépression. Mais au lieu de se complaire dans le nombrilisme et d’ériger des barrières protectionnistes pour rendre les frontières étanches, les responsables des banques nationales et les gouvernements ont su garder une vision d’ensemble et réussi à mieux coordonner leurs efforts. La Banque nationale suisse a adopté la même attitude.

Vous savez quel effet ont eu ces mesures (partiellement) coordonnées. Dans les pays industrialisés, des programmes de soutien à l’économie ont été concoctés pour des montants encore jamais atteints, qui se chiffrent en milliards de dollars. Vous connaissez également le résultat des mesures de stabilisation prises par le Conseil fédéral, le Parlement et les cantons, à savoir des impulsions conjoncturelles totalisant plus de 15 milliards de francs, soit environ 3 % du PIB, pour 2009 et 2010. Si nous en sommes là aujourd’hui, le mérite en revient également aux organisations multinationales. Le G20 a créé le CSF, le Conseil de stabilité financière ; le FMI a pris une part prépondérante à la conception et à la planification des mesures de stabilisation des marchés financiers, n’hésitant pas à jouer le rôle de prêteur ultime (« lender of last resort ») dans le cas de l’Islande. Et la Banque mondiale, quant à elle, est rapidement venue en aide aux pays en développement qui ont été touchés. Mais, malgré tout cela, se pose aujourd’hui la question de savoir

Où va l’économie mondiale  ?

Les économistes disent que lorsqu’El-Erian parle, il vaudrait mieux l’écouter ! En 2005, il avait fait remarquer que les Etats-Unis consommaient trop. Mais tout le monde avait fait la sourde oreille. Aujourd’hui, il proclame que le monde ne sera plus jamais comme avant 2007. Nous ferions bien de nous en souvenir. De même que les rapports de forces géostratégiques se sont modifiés après la chute du Mur en 1989, je suis convaincue que l’on assistera à un rééquilibrage des forces économiques sur le plan mondial. Et tant que les nouvelles puissances n’auront pas consolidé leur position, les marchés resteront instables ; il y aura moins de croissance et plus de chômage.
La création du G20 est un signe tangible de cette modification des rapports de force. Auparavant, c’était le G10, qui regroupait les pays industrialisés les plus riches, qui donnait le ton. Désormais, des pays émergents tels que l’Inde ou le Brésil s’assoient à la même table qu’eux dans le cadre du G20. Ce qui ne va pas sans poser de nombreuses questions : personne ne conteste la nécessité de leur intégration, mais à quel prix, avec quelles obligations ? Quel rôle jouent les pays émergents, qui n’ont pas perdu pour autant leur statut de pays en développement à l’OMC ? La Suisse est-elle menacée de perdre de son influence et d’être marginalisée ?

Tout au moins sur le plan conjoncturel, une embellie semble s’esquisser. Certains indicateurs montrent des tendances à la stabilisation. En Allemagne, les commandes dans l’industrie étaient à la hausse de 4,4 % en mai. L’Allemagne et la France ont enregistré une croissance de leur PIB de 0,3 %, ce qui donne à penser que la récession commence peu à peu à reculer. Toutefois, nous sommes encore loin d’une reprise marquée. Le risque de rechute reste bien réel. Rien qu’aux Etats-Unis, près de 15 millions de personnes sont sans emploi.

Qu’adviendra-t-il des nations industrialisées ?

L’Europe peut-elle continuer à jouer un rôle de locomotive économique ? L’économie traditionnelle de l’Europe, qui, par le passé, a construit les infrastructures du monde entier, risque de perdre de son importance, et il n’est pas certain que les nouvelles technologies réussissent à combler ce vide. En outre, l’Europe voit sa population vieillir. Pour ne pas perdre totalement le contact, les Etats européens doivent évoluer plus rapidement – en mettant à jour leurs structures, en assouplissant leur marché du travail, en abaissant leur niveau élevé d’impôts et en encourageant davantage l’innovation.
Les Etats-Unis devraient rester un acteur important, ne serait-ce qu’en raison de leur taille et d’une économie qui, une fois la crise actuelle surmontée, restera dynamique et compétitive. Ils peuvent s’appuyer sur un taux de croissance positif de leur population, sur une épargne à nouveau en progression (jusqu’à plus 5 %), sur le pari de l’innovation et des technologies propres pris par le président Obama notamment dans les domaines de l’énergie et de l’environnement. Ce dernier élément devrait devenir un facteur d’exportation positif pour les Etats-Unis. Par contre, la dette élevée du pays doit être jugée négativement.
La Russie pourra, grâce à ses réserves pétrolières et gazières, maintenir sa position pendant encore un bout de temps. Or, dans un contexte multipolaire, elle devrait, si elle ne réussit pas à adapter ses structures, perdre de son importance à cause de cette dépendance unilatérale, d’une économie pas suffisamment diversifiée et de structures économiques obsolètes, même si elle reste une puissance nucléaire.
Quelles seront les futures grandes puissances ?

Jusqu’à présent, le monde a été dominé par quelques grandes puissances, à savoir les Etats-Unis, l’Europe, la Russie et le Japon. A l’avenir, la Chine, l’Inde et le Brésil sont appelés à jouer un rôle plus important dans cet ordre mondial. Mais ce sont les pays émergents et les pays de l’Asie du Sud-Est, dont la population est en forte croissance, qui devraient devenir les véritables moteurs de l’économie mondiale. Quant à la question du rôle des Etats du Golfe, puissants en termes de capitaux, elle reste ouverte.

Avec 1,3 milliard d’habitants, la Chine ne dispose pas uniquement du potentiel offert par son marché intérieur. Sous l’effet du renforcement de la classe moyenne, le pouvoir d’achat augmentera également. Avec le programme conjoncturel qu’elle a mis en place, la Chine a injecté énormément d’argent dans son économie. Depuis un certain temps, elle s’est lancée dans une stratégie d’achat tous azimuts de ressources naturelles. Elle souffre en outre d’un énorme besoin de rattrapage en ce qui concerne la protection de l’environnement et l’utilisation efficiente de l’énergie. Pour la Chine, le plus grand défi à relever se situera au niveau social ; il n’est que de penser à la manière dont elle résoudra le problème de ses travailleurs migrants.
L’Inde n’a été qu’effleurée par la crise économique. Le ministre des Finances vise une croissance du PIB de 9 % pour le budget 2009-2010. Dans quelques années, l’Inde passera d’une « société à un repas » à une « société à deux repas ». Du coup, elle qui exporte aujourd’hui des produits agricoles, se mettra à en importer, ce qui ne devrait pas rester sans effet, par contrecoup, sur les discussions toujours en cours dans le cadre du cycle de Doha de l’OMC. Le plus grand défi de l’Inde reste le développement de ses infrastructures, qui sont aujourd’hui insuffisantes. Mumbai est, par exemple, la seule ville indienne à ne pas subir de coupures de courant pendant la journée.
Le Brésil, pays riche en ressources naturelles, en terres fertiles et en habitants – qui sont autant de consommateurs potentiels –, était considéré comme le moteur économique de l’Amérique latine. Les banques brésiliennes n’ont pas trop souffert de la crise des subprimes et, ces dernières années, la croissance du marché intérieur a pris le relais des exportations au titre d’aiguillon conjoncturel. Par ailleurs, la manière dont la banque centrale a géré la crise a eu des effets stabilisateurs. La seule question qui se pose vraiment est de savoir ce qui va se passer après la présidence stabilisatrice et réformatrice de Lula da Silva.

La crise aura des conséquences économiques et sociales.

Elle aura des conséquences économiques, en raison du déséquilibre existant entre les Etats-Unis et la Chine, des déficits budgétaires creusés par les efforts visant à relancer la conjoncture et de l’endettement des Etats, ainsi que de la nécessité d’élaborer des stratégies pour permettre aux Etats de se retirer des banques et des entreprises qu’ils ont maintenues à flot.
Elle aura des conséquences sociales, en raison de l’opposition entre les exigences de régulation et de renforcement du rôle de l’Etat, d’une part, et celles de privatisation et de libéralisation, d’autre part ; en raison également du passage au second plan, du fait de la crise, de problèmes tels que le climat, l’alimentation et la raréfaction des ressources, ou encore le vieillissement de la société.

Différentes questions se posent :

Est-ce que l’endettement des Etats, contraints d’injecter des milliards pour soutenir la conjoncture, pourra être ramené rapidement et de manière durable à un niveau raisonnable ? Les Etats-Unis et d’autres Etats se sont enfoncés dans les dettes pour soutenir les dépenses, le travail et la consommation. Or cet endettement massif est une hypothèque pour la génération à venir et pèse sur le retour à la croissance. Cette hypothèque, le Conseil fédéral ne l’a pas prise, lui qui a su faire preuve de discipline et réussi à maintenir ses mesures conjoncturelles dans les limites du frein à l’endettement. C’est une voie possible, parmi d’autres, telles que la croissance, synonyme d’augmentation des recettes fiscales, les coupes budgétaires ou encore la dévaluation de la monnaie et l’inflation.
Comment sera-t-il possible de procéder à des rééquilibrages économiques, en particulier entre la Chine et les Etats-Unis ? Tandis que les Etats-Unis ont consommé à crédit et se sont endettés jusqu’au cou, la Chine s’est constitué un joli matelas de dollars, qui a en fait financé la consommation américaine. La crise financière et économique n’a fait que renforcer l’engagement de la Chine sous la forme d’emprunts d’Etat. Les Etats-Unis dépendent désormais de la Chine et, pour l’ensemble de l’économie mondiale, il s’agit là d’une véritable bombe à retardement.
Que se passera-t-il si la reprise reste trop timide et, surtout, si elle est trop lente ? Les impulsions conjoncturelles données par l’Etat ne seront-elles qu’un coup d’épée dans l’eau ou pourront-elles contribuer au retour d’une croissance durable ? La conjoncture évoluera-t-elle en dents de scie ? Ne serait-il pas souhaitable que la croissance soit plus modeste et, en contrepartie, que l’économie tienne mieux compte d’impératifs sociaux et écologiques ?
Quelles conséquences auront le changement climatique et la raréfaction des ressources alimentaires ? En juin, le G8 s’est montré préoccupé par les prix des produits alimentaires, qui reprennent l’ascenseur. Certes, les prix du soja, du maïs et du blé sont encore éloignés des sommets atteints en 2008. Mais, après que les marchés se sont momentanément calmés, ils ont à nouveau augmenté de près de 50 %. Cette hausse s’explique par l’augmentation de la demande en Chine, la sécheresse en Amérique latine et des difficultés en matière de financement, notamment en Ukraine. Pour l’économie, le changement climatique représente à la fois une chance et un risque. Un risque, parce que la production agricole recule tandis que les besoins alimentaires augmentent. Or le renchérissement des denrées consécutif à la pénurie constitue un risque d’appauvrissement et d’explosion sociale. Une chance, parce que le changement climatique offre de nouveaux champs d’innovation et d’investissement, en particulier pour l’agriculture suisse.
Comment franchir un nouveau pas dans la libéralisation du commerce mondial ? Un commerce mondial ouvert est le meilleur garant de la croissance internationale et il a soutenu de nombreux pays dans leur lutte contre la pauvreté. Le commerce est un élément important dans le combat contre la crise. Les marchés d’exportation doivent rester ouverts, et l’OMC en est la garante. Au sein de l’OMC et de l’OCDE, la Suisse œuvre contre une tendance croissante au protectionnisme commercial et financier. En marge de la dernière conférence ministérielle de l’OCDE, elle s’est engagée, avec onze autres puissances économiques moyennes, à ne pas introduire de nouvelles restrictions commerciales. En outre, elle soutient et encourage l’initiative de Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, qui informe chaque trimestre, depuis le début de l’année, sur les mesures commerciales protectionnistes qui sont prises. L’aboutissement du cycle de Doha constituerait, dans le contexte économique actuel, un signe important propre à donner de nouvelles impulsions à l’économie mondiale et à favoriser une économie de marché plus équitable, surtout dans l’intérêt des Etats en développement. Mon homologue indien m’a invitée à prendre part à une réunion ministérielle informelle consacrée à l’OMC et au cycle de Doha, qui se tiendra au début de septembre à New Dehli. Cette rencontre pourrait esquisser dans une large mesure les idées-force qui sous-tendront la réunion du G20 de Pittsburgh relative au cycle de Doha. En parallèle, nous poursuivons notre politique active en matière de libre-échange afin que notre économie d’exportation bénéficie constamment de conditions d’accès aux marchés en constante amélioration.

Où la Suisse se situe-t-elle ?

Nous avons d’excellentes cartes en main : avec un taux de chômage relativement bas et une croissance du PIB de 3,6 % en 2007, nous avons fait bonne figure en comparaison européenne. Nous n’avons aucun boulet structurel à traîner ; pas de bulle immobilière, pas d’inflation, un faible endettement public, des infrastructures de pointe, un marché intérieur très ouvert.

Nous avons également le potentiel pour figurer à l’avenir dans le peloton de tête sur les marchés mondiaux. Contrairement aux pays  qui doivent réduire leur dette abyssale en alourdissant leur fiscalité, la Suisse a pratiqué une politique conjoncturelle prudente qui nous apporte des avantages inattendus (étude de KPMG). Nos standards en matière de formation, de recherche et d’innovation sont élevés. Nous avons des entreprises qui fabriquent des produits novateurs, notamment dans le domaine des technologies propres.

Même si nous ne faisons pas partie du G20, nous ne sommes pas pour autant tenus à l’écart. Nous exerçons notre influence par notre engagement constructif et fiable, par nos apports de haute qualité et par notre participation substantielle au financement des organisations. La Suisse s’est taillé une solide réputation. Toutefois, du fait des changements d’équillibre sur l’échiquier mondial, il est capital de veiller à nos intérêts, en particulier aux niveaux bilatéral et informel.

Nous devons faire valoir nos intérêts à mots clairs et nous associer davantage avec les pays qui partagent nos vues.

Seule la version orale fait foi !

Economie mondiale – quo vadis ?