Monsieur l'Abbé du couvent de Mustér,
Monsieur le Directeur de la Fondation suisse d'études,
Monsieur le Président de la Ligue romanche,
Chers étudiants,
Mesdames et Messieurs,

Si nous nous trouvons aujourd'hui à Disentis ou Mustér en romanche, dans cette salle magnifique rénovée avec tant de soin, et si je peux à mon tour vous souhaiter la bienvenue à cette manifestation, c'est à l'initiative de deux étudiantes de la Fondation suisse d'études, qui ont eu l'idée d'organiser ce séminaire pour jeunes universitaires consacré au romanche. J'ai grand plaisir à m'adresser à vous aujourd'hui et je suis convaincue que ces trois journées vous permettront de mieux connaître la langue et la culture romanches, qui sont loin d'être aussi marginales qu'on le prétend.

Quand j'avais l'âge d'aller au gymnase, les filles n'étaient pas encore admises à l'école du monastère. J'ai donc passé ma maturité à l'École cantonale de Coire. Le monastère a néanmoins joué un rôle important dans ma jeunesse. Dans les années 1960 et au début des années 1970, en effet, mes frères y ont vécu en internat et ils n'étaient autorisés à en sortir qu'une fois par trimestre. Cet isolement leur pesait d'autant plus que nous ne vivions que 20 km plus bas dans la vallée, à Ruschein. Aussi mes parents faisaient-ils tous les dimanches de l'automne et du printemps le pèlerinage de Mustér. Après la messe, nous emmenions mon frère Georges, et plus tard Christian, avec nous et disparaissions par le col du Lukmanier au Tessin, où nous faisions un pique-nique dans la région de Magadino, puis un tour en bateau sur le lac. Après une dernière glace, nous reprenions le chemin du retour et rendions mes frères aux moines bénédictins. Allant au gymnase à Coire la germanophone, habitant à Ruschein et Tarasp les romanchophones et passant mes dimanches dans le Tessin italophone, j'étais déjà plongée dans le plurilinguisme de la Suisse.

Je souhaite échanger avec vous quelques idées, anecdotes et réflexions personnelles sur le romanche et sur l'identité plurilingue de la Suisse. Mon exposé s'articulera en trois phases. Tout d'abord, je tenterai de vous décrire la situation culturelle et linguistique locale d'un point de vue historique. Ensuite, je vous présenterai quelques épisodes des relations politiques et linguistiques entre les Grisons et la Confédération. Enfin, je vous décrirai le cadre législatif régissant le plurilinguisme et la compréhension entre les communautés nationales.

1. Les contacts culturels et linguistiques dans une terre de transit et d'émigration

Mustér est un lieu des plus approprié pour traiter du multilinguisme en ce qu'il est au cœur d'un carrefour routier d'importance géostratégique. Le col du Lukmanier relie ainsi la Surselva à la vallée de Blenio et au Tessin et il était déjà très utilisé au Moyen-Âge par les empereurs, les commerçants et les pèlerins pour traverser les Alpes. Le col de l'Oberalp relie pour sa part la Surselva à Andermatt, et donc au Gothard et au col de la Furka, permettant de rejoindre le Tessin, le Valais et le canton de Berne en passant par le Grimsel.

Les montagnes ne tracent pas seulement des frontières géographiques et politiques, mais aussi linguistiques. L'italien règne au sud, tandis que l'allemand domine à l'ouest. Mustér fait partie de l'aire de répartition traditionnelle du romanche: 86 % de la population y parle encore romanche aujourd'hui. Jadis, une grande partie des habitants étaient monolingues ; aujourd'hui, pratiquement plus personne ne parle que le romanche. La frontière linguistique passe désormais à l'intérieur des communes ou plus exactement par les individus. De nos jours, les Romanches sont tous plurilingues - et plus ou moins forcés de l'être. Nous grandissons tous avec au moins deux langues : le romanche et l'allemand. Le bilinguisme et le plurilinguisme sont ici une réalité quotidienne.

Plusieurs monuments érigés dans la région en sont le témoin : l'échange entre les langues et les cultures est loin d'être un phénomène moderne, mais s'inscrit dans une longue tradition. La chapelle Sainte-Agathe (Sontga Gada), la plus importante des quatorze églises et chapelles que compte Mustér, en est un bon exemple. La chapelle s'élève à quelques pas d'ici, sur un pré au sud en direction du Val Medel et du col du Lukmanier. Remontant au Moyen-Âge, elle est décorée de toute une série de fresques remarquables et extrêmement bien conservées qui remontent à la seconde moitié du XVe siècle et qui ont été réalisées par les peintres lombards Nicolao et Cristoforo da Seregno (près de Milan) en style gothique tardif.

La plus grande de ces fresques, qui mesure presque quatre mètres sur trois, est une copie assez fidèle de l'
Adoration des mages de
Gentile da Fabriano. Le maître italien de la Renaissance a peint cette œuvre en 1423 à Florence. Elle est aujourd'hui exposée dans cette même ville, à la Galleria degli Uffizi.

Il est déjà assez extraordinaire de trouver une copie d'un tel chef-d'œuvre à Mustér, mais ce n'est pas tout : les maîtres lombards ont repris ce même thème avec quelques variations pour décorer l'église Saint-Eusèbe (Sogn Sievi), situées quelques kilomètres plus bas dans la vallée, à Breil/Brigels sur le chemin qu'empruntaient à l'époque les marchandises et les personnes pour se rendre à Glaris par le col du Kisten.

Les échanges culturels entre les Grisons et l'Italie, ou plutôt entre les Grisons et l'Europe, étaient loin d'être unidirectionnels. De la main-d'œuvre étrangère travaillait dans les Grisons, mais les Romanches se rendaient aussi à l'étranger. Laissez-moi vous donner deux exemples des mouvements émigratoires grisons : celui des marbriers des vallées du sud et celui des cafetiers d'Engadine.

L'émigration de nombreux habitants du val Mesolcina dans toute l'Europe, notamment dans le sud de l'Allemagne, en Autriche et en Pologne, commença au XVIe siècle. Ils y travaillèrent en tant qu'architecte, stucateur, maître-vitrier, marbrier ou peintre. En 1650, une part notable de la population masculine du val Mesolcina et du val Calanca vivait à l'étranger, dont des architectes et des artistes de renom qui participèrent parfois de manière décisive à la construction et à la décoration de cathédrales et d'autres monuments (par ex. les cathédrales de Wroclaw, de Cracovie, de Gênes et de Ratisbonne, le château des Princes-Électeurs à Cologne ou l'abbaye bénédictine d'Ettal en Haute-Bavière).

Des confiseurs et des cafetiers provenant de l'ensemble des Grisons, mais surtout de l'Engadine, ouvraient avec succès dans toute l'Europe des salons mondains, des confiseries, des pâtisseries et des cafés. On peut encore entrer aujourd'hui chez Caviezel à Catane, chez Gilli à Florence, chez Klainguti à Gênes ou chez Sandri à Pérouse. En Engadine, on surnommait les émigrés qui revenaient passer l'été dans leur patrie « les hirondelles » (Randulins). Ces émigrés qui avaient réussi et qui revenaient sur leurs terres ont évidemment influencé la société et la culture, mais aussi plus concrètement l'apparence même de leurs villages. Souvent, ils se montraient très généreux pour leur communauté. Ainsi, un transfert culturel majeur eut lieu du XVIIe au XIXe siècle dans des vallées alpines qui semblaient reculées, mais qui comptaient parmi les routes de transit les plus importantes d'Europe.

La présence du monastère où nous nous trouvons à ce carrefour des voies de transit à travers les Alpes ne doit non plus rien au hasard. Fondé au VIIe siècle pour gérer et protéger les cols de la région, il n'a cessé d'être disputé par les grandes puissances européennes. Les monastères étaient en effet d'une grande importance géostratégique. On trouve d'ailleurs aux points d'entrée et de sortie du canton deux localités dont le nom renvoie à un monastère : Mustér ici dans la Surselva et Müstair dans le val Münster, à la frontière italo-suisse. Le monastère où nous nous trouvons avait aussi un rayonnement religieux et culturel déterminant pour l'histoire et le développement de la vallée, du canton et de la région. Plusieurs personnes liées au monastère ont donné des impulsions majeures dans la recherche sur le romanche et pour le mouvement linguistique romanche. Permettez-moi de vous présenter brièvement l'apport de trois de ces personnes : un moine, un recteur et un étudiant à l'école du monastère.

Père Placidus a Spescha, le moine (1752-1833)
Né à Trun et entré en 1774 à l'abbaye bénédictine de Mustér, Julius Baptist Spescha étudia la philosophie et la théologie à Einsiedeln. Chercheur passionné par les Alpes, naturaliste et linguiste, il fut un représentant important des Lumières dans les Grisons et en Suisse.

Les voyageurs zurichois du milieu du XVIIIe siècle décrivaient la Surselva comme un pays maudit, une région sauvage, stérile et désolée et dont les habitants avaient un visage pue amène, brutal et quasiment dépourvu d'humanité. Le père Spescha donna au contraire une image positive des Alpes et de leurs habitants, qu'il qualifia certes de sauvages et d'indomptables comme leurs montagnes, mais qui étaient aussi justes, simples, travailleurs et surtout libres, libres comme le gibier des Alpes.

Le père Spescha fut aussi l'un des premiers à louer le plurilinguisme des habitants des Alpes et à encourager l'identité et la conscience linguistique romanches. Il écrit ainsi en 1823 dans son livre consacré aux Alpes que la langue des habitants est aussi diverse que leurs opinions religieuses. Il précise qu'on y parle allemand, italien, français et romanche et que cette dernière langue, divisée en différents dialectes, peut être qualifiée de véritable langue des Alpes. Il estime que le romanche est issu de l'étrusque et qu'il est la langue la plus ancienne des Alpes, mais aussi la plus pauvre en vocables (sauf pour les mots relatifs aux Alpes). Il relève enfin que si le romanche dominait autrefois l'ensemble des Grisons, il n'est désormais plus parlé que dans les vallées les plus sauvages.

Peter Kaiser, le recteur (1793-1864)
La salle magnifique où nous nous trouvons porte le nom de l'historien, pédagogue et philologue liechtensteinois Peter Kaiser, qui a occupé le poste de recteur de l'ancienne école cantonale catholique de 1837 à 1842. À côté de l'enseignement de l'histoire des Grisons, il s'intéressait aux langues parlées dans le canton, notamment au romanche. En avance sur son temps, il appela en 1838 à la création d'une société pour l'étude du romanche. Celle-ci vit le jour trente ans plus tard, en 1868, sous le nom de Societad Retorumantscha.

Caspar Decurtins, étudiant à l'école du monastère (1855-1916)
Caspar Decurtins a étudié quelques années dans l'école du monastère. Il est connu dans toute la Suisse pour avoir siégé 20 ans au Conseil national sous la bannière des catholiques-conservateurs et en sa qualité de co-fondateur de l'Université de Fribourg et de professeur d'histoire. Dans les Grisons, il a défendu les droits populaires et l'autonomie communale - et bien sûr le romanche. Sa collection en treize volumes de quatre siècles de littérature romanche, écrite et orale, issue de sept vallées différentes (Rätoromanische Chrestomathie) est à la base du mouvement linguistique romanche. Plus tard il fut surnommé « le lion de Trun ».

On le voit : le transit, l'émigration et l'immigration ont laissé des traces dans les Grisons. Son territoire est multilingue depuis plus de 1000 ans et les savants ont étudié son histoire et son identité linguistiques depuis l'époque des Lumières.

2. Le canton des Grisons et la Suisse : un modèle pour le plurilinguisme et le fédéralisme

Le caractère multilingue des Grisons et le système fédéraliste qui en découlait ont influencé la structure politique, la politique linguistique et l'identité plurilingue de la Confédération. Le fédéralisme, tout comme le plurilinguisme, constitue une caractéristique fondamentale de la Suisse contemporaine. Or, le fédéralisme n'est pas né en Suisse centrale, dans les cantons fondateurs d'Uri, Schwyz et Unterwald, mais dans les cantons des Grisons et du Valais. Et ce n'est sans doute pas un hasard si le berceau du fédéralisme était plurilingue bien avant la naissance de la Confédération.

On dit depuis longtemps que le canton des Grisons est une Suisse en miniature. C'est bien sûr simplificateur, mais cette affirmation contient aussi une part de vérité. Bien avant la création de l'État fédéral suisse en 1848, les Grisons constituaient un État fédéraliste. Nommé République des Trois Ligues et regroupant la Ligue grise, la Ligue de la Maison-Dieu et la Ligue des Dix-Juridictions (dont on retrouve les armoiries sur le drapeau du canton), cet État possédait une constitution commune depuis 1524. Ses structures étaient largement fédéralistes : toutes les décisions de la Diète devaient être ratifiées par une majorité des communes (que l'on rapprochera de notre actuelle majorité des cantons) et celles-ci avaient aussi des droits d'initiative et de référendum. La République des Trois Ligues était un pays allié de la Confédération de l'Ancien Régime. Ses relations s'inscrivaient dans un système d'accords que nous qualifierions aujourd'hui de
bilatéraux. La Diète fédérale étudia de près le système politique de la République des Trois Ligues et s'inspira parfois de sa structure fédéraliste pour répondre au développement de l'État fédéral. La grande autonomie des communes grisonnes, qui permit une bonne coexistence malgré les différences linguistiques et, plus tard, confessionnelles, fut donc à l'origine de l'autonomie cantonale dont on parle tant aujourd'hui. En grossissant le trait, on peut même dire que ce principe constitutif de la Suisse est d'abord un principe valaisan et grison et qu'il n'est pas sans rapport avec le plurilinguisme de ces cantons.

Pendant longtemps, la Confédération ne fut pas un État plurilingue, mais uniquement germanophone. Certes, la ville et la République de Fribourg étaient entrées dans la Confédération en 1481 et étaient bilingues, mais elles communiquaient depuis toujours uniquement en allemand avec la Confédération. La question de la langue ne se posait donc même pas. Les autres territoires francophones, comme le canton de Vaud et le Bas-Valais, et le Tessin italophone furent des territoires sujets jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Ce n'est qu'avec la Révolution française que le français gagna en importance et c'est l'Acte de Médiation, en 1803, qui fit officiellement de la Suisse un État plurilingue. Dans la Constitution fédérale de 1848, les trois langues principales parlées en Suisse, soit l'allemand, le français et l'italien, furent déclarées « langues nationales de la Confédération » sur proposition des cantons de Vaud et du Tessin. Deux ans plus tard, la Suisse romande fut à l'honneur lors de l'introduction de la monnaie fédérale : le franc, qui était utilisé depuis longtemps en Suisse romande, fut en effet préféré au taler ou au florin (gulden) qui étaient usuels en Suisse alémanique. Le franc avait aussi l'avantage de se fonder sur un système de numération décimale, ce qui simplifiait les calculs et favorisait le commerce. L'idée d'une Suisse plurilingue fondée sur un partenariat d'égal à égal entre la majorité et les minorités linguistiques ne prit donc corps qu'aux XIXe et XXe siècles.

Toutefois, même après la consécration du plurilinguisme institutionnel dans la Constitution fédérale, les lois, les ordonnances et les autres actes furent uniquement traduits en français, et de manière non systématique. La situation s'améliora avec la nomination d'un vice-chancelier francophone à partir de 1896 (Georges Wangière, 1862-1948), chargé de contrôler la traduction systématique des actes en français. La Feuille fédérale parut pour la première fois en italien à la fin de la Première Guerre mondiale. Et son contenu était mince.

L'avènement du plurilinguisme comme caractéristique identitaire de la Confédération suisse eut lieu pendant l'entre-deux-guerres, dans le cadre du mouvement de « défense spirituelle ». Et le romanche joua un rôle non négligeable à cet égard.

À la fin de la Première Guerre mondiale, des voix s'élevèrent dans les Grisons pour demander la reconnaissance du romanche comme langue nationale. Au début des années 1930, cette revendication pris un tel poids politique que le gouvernement des Grisons adressa une requête au Conseil fédéral. La période de l'entre-deux-guerres voyait fleurir les discours agressifs et nationalistes tant au nord qu'au sud de la Suisse. Les nationalistes italiens affirmaient que le romanche n'était pas une langue distincte mais un dialecte italien et que les vallées romanches appartenaient à l'État italien et à la culture italienne. Le consensus qui régnait en Suisse sur la liberté de la langue et sur le droit à l'autodétermination des minorités conduisit à un sursaut d'unité nationale. En s'affirmant, les « petits Romanches » devinrent le symbole de la volonté d'indépendance de la petite Suisse. Le conseiller fédéral catholique-conservateur Philipp Etter, considéré comme le père de la défense spirituelle, apporta dès le début son soutien à la revendication des romanches. Il se déclara reconnaissant pour cet acte patriote alors que les troubles économiques et sociaux ne manquaient pas à l'époque. Voici comment il défendit la demande des Grisons au Parlement :

« Nous remercions de tout cœur nos amis romanches de nous donner l'occasion d'arracher notre peuple aux soucis matériels et aux luttes économiques pour l'élever à des valeurs et à des actions spirituelles. Un peuple de bergers qui compte seulement 40 000 âmes et qui tient autant à son héritage linguistique, qui défend sa langue avec tant d'ardeur, un tel peuple force le respect par sa morale, par son esprit et par son âme. »

Ce discours mêlant vif patriotisme et solidarité confédérale permettait de mobiliser les foules. Le 20 février 1938, le romanche fut reconnut comme langue nationale à une majorité écrasante de 92 %. Ce plébiscite ne fut dépassé que deux fois dans toute l'histoire de la Confédération.

Résumons : le fédéralisme tel que nous l'entendons aujourd'hui en Suisse est issu de deux entités politiques plurilingues, le Valais bilingue et les Grisons trilingues. Ces deux cantons ont joué un rôle de modèle pour la Confédération. Les constitutions fédérales de 1848 et de 1874 consacrent le principe du fédéralisme linguistique, mais le plurilinguisme de l'État met du temps à se développer. Enfin, dans l'entre-deux-guerres, la reconnaissance du romanche comme quatrième langue nationale s'est accompagnée de tout un discours qui a renforcé l'idée de consubstantialité entre le plurilinguisme et la Suisse.

3. Le plurilinguisme dans les législations nationale et internationale

Après avoir évoqué les aspects historiques du plurilinguisme de la Suisse, je souhaite vous présenter en conclusion quelques aspects saillants de la législation qui régit le plurilinguisme et la diversité culturelle.

Ces dernières décennies, le plurilinguisme et la diversité culturelle sont devenus des sujets de discussion sur le plan international. En Suisse, la question du plurilinguisme au sein de la société et des institutions a aussi occupé le législatif et l'exécutif pendant quelques années lors de l'élaboration de la loi sur les langues et de l'ordonnance sur les langues.

Contexte international
À l'ONU, la question de la protection des minorités a émergé dans les années 1960 et a conduit le 19 décembre 1966 à l'adoption du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En vertu de ce traité, les personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses ou linguistiques ont le droit d'avoir leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion et d'employer leur propre langue. Un comité des droits de l'homme a été institué pour contrôler que les États respectent leurs engagements. Le pacte est entré en vigueur en 1992 en Suisse.

En Europe, la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe a commencé à s'intéresser à la question des minorités dans les années 1970. Après la chute du mur de Berlin et en raison de l'apparition de conflits avec les minorités dans l'est de l'Europe et de l'émergence de divers courants nationalistes, le Conseil de l'Europe s'est aussi penché sur la protection internationale des minorités à partir des années 1990.

En 1992, le Conseil de l'Europe a adopté une convention dont l'élaboration aura duré onze ans. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires a pour principal objectif de préserver et de promouvoir la diversité linguistique, reconnue comme l'un des éléments les plus précieux de la vie culturelle européenne. Elle vise à cet effet à améliorer les possibilités d'utilisation des langues régionales ou minoritaires dans les domaines de l'enseignement, de la justice, de l'administration, des médias, de la culture et de l'économie. La Suisse a ratifié la charte par l'arrêté fédéral du 23 septembre 1997 et a déclaré le romanche et l'italien comme langue régionale ou minoritaire, les soumettant ainsi aux dispositions d'encouragement de la charte.

La Convention-cadre pour la protection des minorités nationales a pour sa part été conclue en 1995 à Strasbourg. Elle est en entrée en vigueur en 1999 pour la Suisse. Le troisième rapport de la Suisse sur la mise en œuvre de cette convention sera présenté en janvier prochain. Le Département fédéral des affaires étrangères travaille à cette mise en œuvre en étroite collaboration avec d'autres départements, les cantons et les organisations concernées.

Enfin, en vertu de la Convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, entrée en vigueur le 18 mars 2007, chaque État se voit reconnaître sur le plan international le droit de mener une politique culturelle indépendante. Cette convention est un rouage essentiel dans la lutte contre l'avènement d'une culture unique mondialisée. La diversité linguistique et culturelle y est en effet définie comme un bien essentiel et une caractéristique identitaire, et le maintien de cette diversité comme le fondement de la citoyenneté démocratique et de la politique à l'égard des minorités. Compte tenu de ces objectifs, on comprend pourquoi la Suisse a joué un rôle déterminant dans l'élaboration de cette convention, en collaboration avec la France et le Canada. Plébiscitée par le Conseil des États en mars 2008, la convention a été ratifiée par la Suisse le 16 juillet 2008.

Contexte national
Comme nous l'avons vu, le plurilinguisme (existence de plusieurs langues au sein d'un groupe social ou au sein d'un État) est consubstantiel à la société suisse et, surtout, aux institutions fédérales. Les bouleversements sociaux et politiques des vingt dernières années ont cependant donné un tout autre éclairage aux discussions sur les langues et l'identité nationales : je pense aux accords bilatéraux, à la libre circulation des personnes, au développement fulgurant de la communication et d'Internet, à l'immense attrait qu'exerce la langue anglaise dans le sillage de la mondialisation et, en parallèle, au renforcement du dialecte. Tous ces changements ont influencé l'élaboration de notre législation sur les langues.

L'élaboration de la loi fédérale sur les langues nationales et la compréhension entre les communautés linguistiques (loi sur les langues) pourrait faire l'objet à elle seule de toute une conférence. Le long processus ayant conduit à son adoption est en effet caractéristique du fonctionnement politique de la Suisse, de la complexité du système fédéraliste et des subtils mécanismes de compensation qui entrent en jeu, tout particulièrement pour les questions linguistiques et identitaires.

L'origine de cette loi remonte à une motion (no 85.516) déposée en 1985 par le conseiller national grison Martin Bundi, qui s'inquiétait de l'avenir du romanche. C'est donc une nouvelle fois les Grisons romanches qui donnèrent l'impulsion initiale à de longs travaux sur les langues nationales. Issu de ces débats, le nouvel article constitutionnel sur les langues (art. 116, puis 116a à partir du 10 mars 1996) fut accepté à une large majorité en votation populaire. Il fut ensuite repris et développé dans la Constitution du 18 avril 1999 (art. 70). Le soutien de la Confédération aux cantons plurilingues se trouva ainsi gravé dans le marbre constitutionnel. Le rejet de l'adhésion à l'Espace économique européen en 1992 avait cepedant notablement aggravé les problèmes de compréhension entre les communautés linguistiques du pays. L'élaboration d'une loi fédérale sur les langues nationales et la compréhension entre les communautés linguistiques en devenait encore plus urgente. Celle-ci fut adoptée par le Parlement le 5 octobre 2007, après de longs travaux préparatoires impliquant les cantons.

La loi sur les langues et son ordonnance d'exécution, entrée en vigueur le 1er juillet 2010, fixent les principes régissant la politiques linguistique de la Confédération et le plurilinguisme institutionnel de l'administration fédérale. Elle porte notamment sur trois domaines : la promotion de la compréhension et des échanges entre les communautés linguistiques, le soutien aux cantons plurilingues et la place des langues nationales dans l'administration fédérale.

Le renforcement résolu et cohérent de la diversité linguistique et culturelle est au centre de cette loi et s'exprime notamment par un soutien au maintien et à la promotion du romanche et de l'italien dans les cantons des Grisons et du Tessin. Ces deux cantons reçoivent à cet effet des aides financières non négligeables, qui s'élèvent à 4,6 millions de francs par an pour les Grisons.

L'ordonnance sur les langues prévoit également une série de mesures visant à promouvoir le plurilinguisme individuel et social. Partant de l'idée que la culture est le résultat d'incessantes décisions individuelles et collectives et qu'elle vit de l'échange entre les individus et de leur vie en commun, elle encourage les échanges scolaires, tant pour les classes que pour les enseignants. Elle promeut au surplus l'enseignement des langues nationales.

S'agissant du plurilinguisme institutionnel, la loi et l'ordonnance sur les langues confirment le rôle pionnier de l'administration fédérale, et notamment de la Chancellerie fédérale, dans la mise en œuvre d'une législation plurilingue. Elles font également obligation à l'administration fédérale de tenir compte de manière adéquate des langues et des cultures nationales, afin de refléter la réalité plurilingue du pays et de garantir un fonctionnement plurilingue et interculturel de l'administration. L'ordonnance sur les langues prescrit à cet effet des objectifs chiffrés en pour-cent.

Lors de la présentation de l'ordonnance, le Conseil fédéral a parlé d'un projet national d'envergure qui doit permettre, à moyen terme, de mieux exploiter la richesse de la diversité culturelle et la grande valeur du plurilinguisme individuel. La Confédération s'est ainsi prononcée pour la diversité et pour les minorités linguistiques et elle s'efforce de mettre en œuvre ces objectifs de manière exemplaire dans son rôle institutionnel.

La diversité linguistique et culturelle est une des richesses de l'Europe, et notamment de la Suisse. Comme nous l'avons vu, cette caractéristique de notre pays s'est développée historiquement et a imprimé sa marque à notre système politique. Notre législation consacre à plusieurs reprises la protection et la prise en compte de la diversité linguistique, culturelle, politique et religieuse. Le maintien et la promotion de la diversité linguistique vont, il est vrai, en partie à l'encontre des solutions économiques pures et dures et demandent de lutter contre l'indifférenciation culturelle. Mais la véritable richesse individuelle et collective de notre pays, le renforcement des langues nationales et la défense de notre identité plurilingue n'en valent-ils pas la peine ?

Le romanche et l’identité plurilingue de la Suisse