Mesdames, Messieurs,

« Qui a des visions doit aller consulter », disait en son temps Helmut Schmidt avec la sobriété qui le caractérisait. Ce n'est pas que je partage le point de vue politique de l'ancien chancelier allemand, mais cette citation m'est sympathique. La définition que Friedrich Dürrenmatt donne de la vision me plaît particulièrement. Avec autant de simplicité qu'Helmut Schmidt, il estimait qu'il ne fallait jamais cesser de se représenter le monde tel qu'il serait s'il était raisonnable.

Aujourd'hui, vous allez évoquer durant toute une journée les meilleures options de développement pour le patrimoine construit en Suisse. Il ne s'agit pas là seulement d'envisager ce développement sous un angle purement technique, celui de la faisabilité. Cette question touche en effet aussi à l'aménagement du territoire, comme l'a bien montré l'acceptation de l'initiative sur les résidences secondaires ou de l'initiative zurichoise pour la protection du paysage. Et elle concerne également la mobilité et donc les infrastructures de transport.

Pour moi, vue dans sa globalité, c'est aussi une question éminemment politique. Je me réjouis donc particulièrement de partager quelques réflexions avec vous aujourd'hui et je vous remercie de m'avoir invité.

Mesdames et Messieurs,

Ces derniers mois, lorsqu'on m'a interrogé au sujet de l'évolution économique, j'ai répondu à peu près la même chose à chaque fois: notre économie se porte remarquablement bien, en dépit d'une pression sur le franc qui ne cesse de grandir, grâce en particulier à notre économie intérieure et plus spécialement grâce à la consommation et au secteur de la construction.

Je ne veux pas vous ennuyer avec des chiffres que tout le monde connaît, mais j'aimerais néanmoins en évoquer quelques-uns. Quelque 45 000 logements seront construits entre cette année et les deux suivantes, soit 16 000 unités de plus qu'en 2002.

Ce seul fait montre avec force le rôle essentiel joué aujourd'hui par l'industrie du bâtiment dans notre pays. Les investissements dans la construction continuent de représenter environ 10 % du produit intérieur brut suisse, bien que la création de valeur économique globale du secteur de la construction soit passée de 7 % à quelque 5,5 %, selon le Centre de recherches conjoncturelles de l'EPFZ. Le nombre de travailleurs de la construction ou du second œuvre a en revanche légèrement progressé pour s'établir à 320 000, rejoignant ainsi le niveau atteint au milieu des années 90.

Mais le poids économique effectif de ces secteurs est nettement plus important, car ces chiffres ne tiennent pas compte de leur implication indirecte pour l'économie. La construction sollicite beaucoup de prestations préalables, notamment de bureaux d'architectes ou d'ingénieurs, de fournisseurs de matériaux de construction, de machines et de véhicules de chantier.

De son côté, elle fournit également d'importantes prestations préalables, par exemple pour la branche immobilière. Autrement dit, la construction n'est pas juste un élément parmi d'autres de la machinerie économique, mais bien une pièce centrale, une véritable roue d'entraînement.

Et il en sera encore ainsi à l'avenir, du moins ces prochaines années, car la demande de logements n'est pas près de retomber.

L'industrie du bâtiment bénéficie en outre d'un énorme potentiel de rénovation. Environ 1,5 million de bâtiments nécessitent un assainissement énergétique en Suisse, et le taux d'assainissement se monte aujourd'hui à 1 %. La Confédération et les cantons investissent chaque année quelque 300 millions de francs pour l'amélioration de l'efficacité énergétique et la promotion des énergies renouvelables, à l'enseigne du Programme Bâtiments. Le bilan de la première année en termes d'efficacité est impressionnant: les mesures prises ont en effet déjà permis de réduire les émissions de CO2 de 73 000 tonnes par an.

L'industrie du bâtiment ne risque pas de manquer de travail à l'avenir, car les raisons qui ont conduit à cet essor de la construction ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Et ces raisons sont nombreuses.

L'immigration, pour commencer, est perçue par de larges pans de la population comme une cause majeure. Comme vous le savez, notre pays a passé le cap des huit millions d'habitants voici quelques mois.

Plus de 500 000 emplois ont été créés ces dix dernières années. Ces 500 000 femmes et hommes ont, par leur travail, contribué dans une large mesure à une situation économique remarquablement bonne en comparaison européenne. Les derniers chiffres conjoncturels ont été publiés voici seulement deux semaines. Notre économie a connu une croissance de 0,6 % au premier trimestre, tandis que celle de l'espace européen accusait un recul de 0,6 % au cours de la même période.

Le chômage est nettement inférieur à la moyenne européenne. Le taux correspondant communiqué avant-hier par le SECO présente une baisse de près d'un demi-point de pourcentage par rapport au mois précédent et s'établit à 2,7 %. Le chômage des jeunes se monte quant à lui à 2,8 %.

Nous pouvons donc dire à juste titre que nous connaissons une situation de quasi plein emploi, et ce non malgré l'immigration, mais bien grâce à elle, grâce à la libre circulation des ressortissants des pays de l'Union européenne.

Mesdames et Messieurs,

Nous profitons tous de cette prospérité. Les chiffres le montrent clairement: les salaires de la population résidente n'ont pas souffert de la concurrence étrangère.

Et cette prospérité en progression continue alimente à son tour l'économie. J'en veux pour preuve la consommation croissante et des besoins accrus en espace habitable. Depuis les années 80, la surface d'habitation par personne s'est élevée de moitié, passant de 34 à environ 50m2. Ce mouvement s'explique notamment par l'envie de logements plus grands et la possibilité de les payer, mais aussi par le nombre croissant de ménages d'une ou de deux personnes, et l'augmentation du nombre de séparations et de divorces. Tout cela explique que la surface habitable utilisée ait pratiquement doublé au cours des 30 dernières années.

Si l'on considère encore la stabilité des prix de la construction et le niveau extraordinairement bas des taux d'intérêt, l'éventail des motifs expliquant l'intensité de l'activité de construction de logements est pratiquement complet. Et cela ne devrait guère changer dans un proche avenir, ni sur le front des taux d'intérêt, ni au chapitre de l'évolution démographique et sociale.

Une chose est toutefois certaine, cette situation ne plaît pas à tout le monde et suscite des résistances. Des notions telles que la pression induite par la densité de population ou le spectre du bétonnage à outrance résumé par l'image frappante du mètre carré de terrain disparaissant à chaque seconde sont très porteuses et ont un impact négatif sur le sentiment de prospérité. Nous ne pouvons pas continuer comme ça. Et nous devons aussi nous demander combien de temps nous pourrons nous permettre de poursuivre sur cette voie.

Mesdames et Messieurs,

Il est clair pour moi qu'il incombe à la politique de trouver des réponses crédibles et applicables dans un espace d'interaction situé au carrefour des exigences parfois contradictoires de la prospérité, de la politique du logement, de la protection des terres agricoles et des infrastructures, avec en point d'orgue la notion de qualité de vie. C'est en étant capables d'aménager favorablement pour l'avenir cet espace d'interaction que nous apporterons la réponse aux peurs grandissantes de la population.

Examinons maintenant les différents domaines de cet espace et, dans la foulée, la question du rôle de chef d'orchestre de la Confédération et de la manière dont elle peut et doit l'exercer. Le Conseil fédéral sait parfaitement que des mesures s'imposent dans différents domaines, et à titre personnel, je compte bien souligner le fait que je n'entends pas simplement par là des interventions étatiques et de nouvelles réglementations.

Notre pays a puisé sa force dans son régime économique libéral où l'Etat n'est intervenu que lorsque cela paraissait strictement nécessaire, et il ne faut rien changer à cela. J'ai déjà évoqué la notion de prospérité et le rôle positif joué par l'immigration à cet égard. Il est clair pour moi que la libre circulation des personnes doit absolument être maintenue. Le fait est que sans immigration nous ne sommes pas en mesure de maintenir le moteur de l'économie à ce régime. Et vous vous en rendez compte par vous-mêmes: dans la construction aussi, on trouve difficilement de bons employés, et lorsqu'on les trouve, ils ne sont pas suisses.

En ce qui concerne le logement, le Conseil fédéral a récemment mené sur le sujet une discussion qui a débouché sur quelques résultats intéressants. Les efforts de l'économie de marché dans le domaine de la construction de logements ont visiblement été couronnés de succès puisque la grande majorité de la population suisse dispose aujourd'hui d'une habitation de qualité à un prix raisonnable. Le Conseil fédéral veut donc s'en tenir à la politique du logement qu'il a menée jusqu'ici.

Il est évident que la situation est tendue dans certaines zones sensibles comme Zurich, Bâle, la Suisse centrale ou le bassin lémanique. Je suis toutefois convaincu que les communes et les cantons sont mieux placés que la Confédération pour agir dans ce domaine, et que c'est principalement aux niveaux local et cantonal que les mesures doivent être trouvées. Et je dis cela en parfait accord avec les représentants cantonaux rencontrés récemment en entretien. Nous avons convenu de poursuivre et d'approfondir cette discussion dans le cadre d'un dialogue autour du logement. La Confédération peut toutefois agir en tant que chef d'orchestre dans deux domaines: elle peut donner le rythme par le biais de la loi sur l'aménagement du territoire, et elle peut développer avec mesure les programmes de promotion existants dans le but de renforcer la construction de logements d'utilité publique.

A l'avenir, la construction va également devoir intégrer les notions de transformation et de densification. Car si nous voulons que les générations futures puissent également jouir d'une bonne qualité de vie, la densification de l'habitat existant doit devenir un thème central. Ne plus bâtir en largeur, mais en hauteur, voire en profondeur, voilà la devise.

Nous devrons désormais nous préoccuper encore plus sérieusement de questions d'aménagement du territoire, mais aussi et surtout agir de manière concertée dans ce domaine. Fort de ce constat, le Conseil fédéral a donc adopté voici tout juste six mois un projet baptisé Projet de territoire Suisse. Il emboîte ainsi le pas aux associations faîtières des cantons, des villes et des communes qui ont déjà approuvé ce document stratégique élaboré dans le cadre d'une démarche conjointe.

Mesdames et Messieurs,

Concrètement, cela signifie ni plus ni moins que les services de la Confédération sont priés d'harmoniser leurs stratégies, projets et plans sectoriels à incidence territoriale avec le Projet de territoire Suisse. Si la Confédération planifie ou étudie par exemple des infrastructures de transport ou d'énergie, elle devra tenir compte du Projet de territoire Suisse. En collaboration avec des représentants des cantons, des villes et des communes et certains services fédéraux, le Département fédéral de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication (DETEC) veillera à ce que le Projet de territoire Suisse soit appliqué et régulièrement développé.

L'objectif de ce projet est simple: le sol, un bien rare s'il en est, doit être mieux géré à l'avenir et utilisé de manière plus durable. Ce projet vise donc à mieux coordonner le développement de l'urbanisation avec celui des infrastructures de transport et d'énergie dans le but de ménager le sol et de réduire les coûts.

Le sol, vous le savez, est l'une des ressources parmi les plus limitées de Suisse, qui plus est non renouvelable. La beauté qui se dégage de paysages intacts contribue à la qualité de vie, laquelle est un atout non négligeable de la place économique suisse en ce qui concerne l'implantation de nouvelles entreprises.

Qui dit sol, dit aussi terres cultivables. En tant que ministre de l'agriculture, la préservation de ces terres cultivables me tient particulièrement à cœur. Car c'est ainsi seulement que nous pourrons maintenir notre taux de production agricole à son niveau actuel. Le sol est la clé de notre sécurité alimentaire, une sécurité alimentaire dont l'importance est également soulignée dans la nouvelle politique agricole adoptée par le Parlement.

Si nous parlons de l'avenir du patrimoine construit en Suisse, il est impératif de parler également de mobilité. Et j'en arrive ici à un autre mot-clé, l'infrastructure. La suroccupation des trains et les embouteillages sont le lot de la foule de pendulaires qui parcourent chaque jour les kilomètres qui séparent leur domicile de leur lieu de travail.

Pourtant, notre pays dispose d'une infrastructure jugée bien développée et de qualité en comparaison internationale, ce qui lui confère un avantage concurrentiel non négligeable dans le concert mondial. Cette infrastructure atteint toutefois de plus en plus la limite de ses capacités. Compte tenu du caractère limité des ressources spatiales, naturelles et financières, mais aussi de conflits d'objectifs difficiles à résoudre, les capacités de réseau ne peuvent guère être étendues à volonté. Si l'on ne prend pas aujourd'hui les mesures qui s'imposent, nous devrons faire face demain à une aggravation de la saturation du réseau routier et ferroviaire lourde de conséquences pour la population, pour l'économie et pour la capacité concurrentielle de notre pays.

Ce domaine est certainement celui où la Confédération peut et doit le plus jouer son rôle de chef d'orchestre. La Confédération a donc également défini sa politique à long terme en matière d'infrastructure. Il s'agit en effet d'arriver à un développement harmonieux des réseaux nationaux garantissant une durabilité tant économique et écologique que sociale. Ainsi les coûts des projets d'infrastructure doivent s'inscrire dans un rapport équilibré avec leur utilité à l'échelle de l'économie nationale. Ils ne doivent pas peser à l'excès sur les budgets publics. Et les projets en question doivent à la fois préserver les espaces naturels encore quasiment intacts et permettre une desserte suffisante de tous les groupes de population aux quatre coins du pays.

Il est clair que si la Suisse veut disposer encore pendant vingt ans et bien au-delà d'infrastructures performantes en termes de capacité, de fiabilité, d'économicité, de sécurité et d'écologie en comparaison internationale, elle devra consentir d'importants efforts. Les milieux politiques en sont bien conscients, et le Parlement vient justement de débloquer plus de six milliards de francs pour le financement des transports.

Mesdames et Messieurs,

Comme vous le voyez, la Confédération assume parfaitement sa responsabilité en ce qui concerne l'avenir du patrimoine construit en Suisse. Mais les meilleurs projets sont voués à l'échec s'ils ne sont pas portés par le peuple.

Et c'est avec quelques réflexions à ce sujet que j'en arrive à la conclusion...

J'ai le sentiment que le discours politique et, avec lui, la manière de résoudre les problèmes dans notre pays ont radicalement changé ces dernières années. Premièrement, l'attitude du «tout ou rien», le fait d'être de moins en moins disposé à considérer le compromis comme le résultat positif d'une négociation, s'est largement répandue. La tendance à combattre les projets politiques dès qu'on ne les approuve pas entièrement gagne du terrain, et il est toujours plus difficile de formuler des réponses satisfaisantes aux problèmes politiques urgents.

Deuxièmement, je constate que la confiance de la population dans la politique a nettement diminué ces dernières années. Pire, cette confiance s'est muée en défiance. On ne peut expliquer autrement un oui à l'initiative Minder flirtant avec les 70 %. En l'état actuel, il serait fatal d'ignorer le signal et de considérer ce verdict comme un simple incident de parcours.

S'agissant de questions économiques, le Conseil fédéral et le Parlement ont jusqu'ici pratiquement toujours réussi à convaincre. Le soutien de l'économie a d'ailleurs toujours été très important à cet égard, et pas uniquement d'un point de vue financier. L'exceptionnelle crédibilité des représentants des milieux économiques qui se sont mobilisés aux côtés des politiques a toujours été déterminante pour le succès des campagnes.

Il est donc nécessaire de nous interroger sur ce qui a pu pousser un si grand nombre de nos concitoyennes et concitoyens à accepter un projet susceptible d'occasionner de gros dégâts économiques à moyen et à long terme. Qu'est-ce qui les a amenés à exiger des règles supplémentaires, des règles qui corsètent ce qui a toujours fait la force de notre économie, à savoir son libéralisme?

Apparemment, de larges pans de notre société ne croient plus que ce libéralisme qui assure pourtant la compétitivité et la prospérité de notre pays soit encore bon pour l'homme et pour l'environnement.

Le président allemand, Joachim Gauck, disait récemment une chose intéressante, à savoir que nous avons séparé deux valeurs qui vont de pair, la liberté d'entreprendre, et la responsabilité qui en découle. Et il poursuivait en affirmant qu'il est aujourd'hui de notre devoir de resserrer et raffermir le lien entre liberté et responsabilité.

Je partage entièrement l'analyse de Joachim Gauck et sa conclusion. Il y a plus de dix ans, j'invitais déjà à la prudence les patrons qui, par leur attitude, ternissaient l'image publique de l'entrepreneur. Le véritable entrepreneuriat est indissociable d'un comportement éthique approprié. Ou, pour citer encore Joachim Gauck, les chiffres noirs ne sont pas une raison suffisante pour franchir les lignes rouges.

Si nous voulons que les chantiers majeurs s'inscrivant dans la durée - et je pense ici notamment au patrimoine construit en Suisse - aient quelque chance de succès, nous devons impérativement pouvoir à nouveau compter sur le soutien populaire. Nous devons donc renouer le lien rompu entre la politique, l'économie et la population; nous devons rétablir la confiance.

Or la confiance ne s'achète pas, elle ne s'exige pas, elle ne peut qu'être construite patiemment.

Mais seule, la politique ne peut rien. A ce stade, l'engagement de tous les autres, ceux dont le rôle social est surveillé de plus en plus étroitement par une population devenue extrêmement sensible, est également requis.

Ainsi seulement nous réussirons à offrir à la Suisse l'avenir du patrimoine construit qu'elle mérite. Dans cet esprit et à l'occasion de ce congrès, je vous souhaite plein succès, non seulement aujourd'hui, mais aussi et surtout pour la suite. Car cette journée, comme vous le savez, n'est que le début d'un long processus.

Seule la version orale fait foi !

Avenir du patrimoine construit en Suisse