Aujourd’hui, nous ne donnons pas le coup d’envoi à l’une des innombrables semaines musicales qui sont organisées de par le monde, notamment en Suisse ou même à Lucerne, mais bien à un événement que l’on se doit de nommer dans les quatre langues nationales, à savoir :

la Fête fédérale de musique,
das eidgenössische Musikfest, 
la festa federale di musica,
la fiasta da musica federala.

 „ Eidgenössisch “, „ fédéral “, „ federale “ et „ federala “ sont autant de qualificatifs qui soulignent le lien traditionnel qui unit cette fête à notre pays.

Ce lien ne se retrouve pas dans d’autres manifestations musicales. Le Concours Eurovision de la chanson, par exemple, n’est pas ouvert par le président de la Commission européenne. Par contre, il a été remporté cette année par des monstres sortis tout droit d’un film d’horreur. Pour que cela ne se produise pas ici, c’est le président de la Confédération qui donne le coup d’envoi à la Fête fédérale de musique.

Dans le cadre de ma fonction actuelle, je dois souvent répondre aux questions suivantes, posées par des journalistes étrangers: „ Qu’est-ce qui fait la spécificité de votre pays ?  Est-ce la présidence tournante selon un rythme annuel ? Est-ce les quatre langues nationales, la démocratie directe ? Est-ce la Fête fédérale de musique ? “

La Fête fédérale de musique et notre État ont effectivement beaucoup de points communs:

Ce qui constitue le fondement de la Confédération, ce sont les communes.

Ce qui constitue le fondement de la Fête fédérale de musique, ce sont les fanfares de village ou de quartier. Elles contribuent à façonner la vie et la politique des communes, mais aussi à renforcer leur cohésion à l’occasion de fêtes placées sous le signe du recueillement ou de la convivialité. Il n’y a pas un seul membre du Conseil fédéral qui n’ait pas été accueilli après son élection par une société de musique de sa commune. La raison profonde de cette tradition est la suivante: le membre du gouvernement fédéral apprend ainsi à temps, sous une forme agréable, que, de toute manière, on le fera toujours marcher à la baguette.

Il n’est pas rare qu’un village compte plusieurs fanfares ayant des rapports plus ou moins étroits avec la politique : on y trouve une société de musique catholique et une société de musique protestante, une fanfare ouvrière et une fanfare bourgeoisiale, mais aussi des orchestres représentant différentes couleurs de l’échiquier politique. Malgré cette hétérogénéité de couleurs, il est surprenant de constater que beaucoup d’orchestres s’appellent „ harmonie “ et que beaucoup de cafés-restaurants portent aussi ce nom. Ces cafés-restaurants servent de lieu de répétition aux sociétés de musique, mais aussi de lieu de réunion à leurs membres, qui y devisent, même si ce n’est pas toujours en parfaite harmonie, sauf quand les discussions portent sur le Conseil fédéral. Dans ces cas, les esprits s’échauffent, mais là, au moins, les participants finissent toujours par tomber d’accord.

C’est dans ce cercle restreint que naissent les sonorités qui retentiront dans l’ensemble du pays.

Pouvons-nous dire que le besoin d’harmonie est une spécificité confédérale ? Ou s’agit-il en l’occurrence d’un cliché ?

Mesdames et Messieurs, comparons maintenant un orchestre et la politique suisse, si vous le voulez bien !

Dans un orchestre, chacun fait entendre sa voix, sans quoi il n’y aurait pas d’orchestre. Et, comme en politique, on y procède à de nombreux votes, notamment sur le choix des œuvres qui seront jouées, car on ne saurait tolérer que le chef d’orchestre impose ses vues, me suis-je laissé dire.

La Confédération, notamment la démocratie directe, ne fonctionne que si chacun apporte sa pierre à l’édifice. La Constitution fédérale le prévoit d’ailleurs expressément: chacun doit contribuer, en fonction de ses capacités, à l’accomplissement des tâches qui incombent à l’État et à la société. Apporter sa pierre à l’édifice, ce n’est pas seulement adhérer à un parti politique, mais aussi par exemple rejoindre le corps des sapeurs-pompiers, exercer une activité bénévole dans le cadre des services d’aide et de soins à domicile et jouer dans une société de musique.

Dans un orchestre, chaque musicien doit tout d’abord accorder son instrument en fonction d’une note de référence. Il en va de même dans notre pays, où la Constitution fédérale sert de référence en faisant état de notre volonté de vivre notre diversité culturelle en étant unis et respectueux d’autrui.

On pourrait donc croire que l’harmonie est chose facile, mais la réalité n’est pas aussi simple. Quiconque fait de la musique sait que l’harmonie doit aussi comporter une certaine intensité dramatique, sous peine de nous faire mourir d’ennui. D’ailleurs, même les concepteurs du motif musical de l’avertisseur des cars postaux ne se sont pas contentés de prendre trois notes d’un accord de do majeur: ils ont choisi la séquence do dièse - mi - la, tirée de l’ouverture du „ Guillaume Tell “ de Rossini.

L’harmonie parfaite est non seulement ennuyeuse, mais aussi trompeuse. Nous les hommes, nous sommes en mouvement, à l’instar du monde. Nous ne voulons pas nous complaire dans une harmonie figée à jamais, car nous savons que nous devons sans cesse faire face à la nouveauté, à d’autres idées, à d’autres cultures.

Nous avons soif d’apprendre. Or seule une personne qui sait qu’elle commet des erreurs est en mesure d’apprendre. C’est la seule manière de progresser. Et c’est beaucoup mieux que de croire que, quoi qu’on fasse, on est toujours parfait.

Le monde a sans cesse besoin de nouvelles sonorités et de nouvelles combinaisons sonores, qui peuvent être ressenties dans un premier temps comme autant de discordances. Aujourd’hui, on a peine à croire qu’on ait pu qualifier de discordante, du vivant du compositeur, la symphonie en sol mineur de Mozart, alors que c’est un modèle d’harmonie. Ce qui importe, c’est que les nouvelles sonorités soient le fruit d’une volonté d’aboutir à une nouvelle harmonie et non de pérenniser la disharmonie, en d’autres termes de rechercher la concordance et non la discordance. La politique fédérale a toujours su relever ce défi. Elle doit continuer à le faire - plus que jamais - même si ce n’est pas chose facile, pour personne d’ailleurs. Nous nous devons de le faire par respect pour nos propres références, par attachement aux valeurs chères à la Confédération. C’est aussi ce que les Suisses et les Suissesses attendent du Conseil fédéral.

Les fanfares de notre pays nous ont montré la voie. Si l’on remontait le temps et si l’on faisait se produire sur scène le Swiss Army Concert Band dans le cadre de la première Fête fédérale de musique, sa prestation serait vraisemblablement accueillie par une pluie de tomates et d’œufs pourris et non pas par un tonnerre d’applaudissements. Nos aïeux se boucheraient les oreilles en entendant les harmonies actuelles, sans parler des rythmes de jazz, qui, à n’en pas douter, sonneraient le glas de toutes les subventions allouées à Pro Helvetia par le Parlement.

Il y a un siècle, les marches étaient pratiquement les seules formes musicales à avoir droit de cité dans les fêtes fédérales de musique. Elles y ont encore leur place aujourd’hui, car personne ne voudrait s’en passer. Mais, désormais, la Fête fédérale de musique nous offre une vaste gamme de styles musicaux. La musique pop, les rythmes sud-américains et les compositions contemporaines aux harmonies avant-gardistes font désormais partie du répertoire des orchestres à vent.

La politique connaît aussi une telle mutation. Elle est influencée par des idées et des interprétations nouvelles, qui n’ont rien à voir avec ce qui s’était fait jusque-là. Des personnes portant des noms à consonance étrangère - Sunthara Lingam Latham pour ne prendre que cet exemple - siègent désormais dans les parlements municipaux. Et ce sont les fanfares qui, partout, ont préparé le terrain à de telles intégrations. Parmi les immigrants qui sont venus s’installer chez nous, nombreux sont ceux qui se sont intégrés dans un orchestre et qui sont ainsi devenus des citoyens actifs de notre pays.

C’est cela, Mesdames et Messieurs, qui fait la spécificité de notre Confédération : je veux parler de la diversité dans l’unicité. On est bien loin du système politique que d’aucuns appellent de leurs vœux, où majorité et opposition s’affrontent. Un tel système bipartite n’apporterait rien de bon à notre pays et à sa démocratie directe. Ce ne serait pas un système où deux orchestres se mesureraient dans un esprit de saine concurrence, mais un système où deux orchestres ne feraient que battre la grosse caisse, sans rien connaître à la musique, et qui, loin de donner un second souffle à notre pays, le feraient sombrer dans la cacophonie.

L’harmonie est une vertu confédérale que nous voulons cultiver tout en sachant pertinemment qu’elle est aussi faite de fausses notes et que nous devons toujours rechercher de nouvelles sonorités. Dans la perspective de la Fête fédérale de musique, nous ne créerons jamais artificiellement, comme pour le Concours Eurovision de la chanson, une équipe dont les membres au teint blafard sont incapables de localiser la Suisse sur une carte de géographie.

La Fête fédérale de musique n’accueille que des orchestres qui ont été nourris au sein de la concordance fédérale, qui savent qu’aucune voix ne peut se faire entendre seule, mais au contraire que l’harmonie est la clé - non pas de sol - mais de voûte de notre Confédération.

Qu’est-ce qui fait la spécificité de notre pays ? Ses quatre langues nationales, sa démocratie directe ? Les fanfares de village ou de quartier ? La concordance en politique ?

C’est tout cela à la fois, y compris la Fête fédérale de musique.

La démocratie a également besoin de disarmonie